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T.C. Boyle raconte la légende de Victor de l’Aveyron (Presse)

T.C. Boyle raconte la légende de Victor de l’Aveyron

Dans un court récit, plus proche de la nouvelle que du roman, l’écrivain américain T.C. Boyle revisite l’histoire vraie de L’Enfant sauvage. Un garçon de huit à neuf ans découvert en 1797 dans une forêt du Sud de la France, dont la légende captiva les foules, des fermes reculées aux salons de la bonne société.

 

Alors que les feux de la Révolution française viennent de s’éteindre, «des chasseurs du village de Lacaune, dans le Languedoc, qui rentraient chez eux bredouilles et transis, aperçurent une silhouette humaine dans la pénombre devant eux. C’était, semblait-il, un enfant ; un garçon. Il était entièrement nu, indifférent à la pluie comme au froid.» Ainsi commence le douloureux retour à la civilisation d’une bête curieuse qui devait servir autant la soif populaire de monstres et de rumeurs que la grandeur de la science, avide de reconnaissance. Pourtant les premières tentatives d’approche sont des échecs. La foule qui se presse à la nouvelle de sa capture l’effraie. «Ils virent que sa peau était rugueuse et noire comme celle d’un Maure, que les cals de ses pieds étaient épais et cornés, et qu’il avait les dents jaunes comme un bouc. Ses cheveux, rideau de graisse tombant sur son visage (...)» Le jeune sauvageon préfère les pommes de terre crues aux mets cuisinés qu’on lui tend, défèque à même le plancher et fuit à de nombreuses reprises : l’appel de la nature, la primauté des instincts. Et la peur de l’inconnu, partagée avec ses assaillants qui voient en lui un chien, un singe, un rat... «Ce n’était pas un enfant ; c’était une âme damnée, un démon en exil, pareil aux anges déchus, muet et dément, qui vous clouait du regard.» Même l’Eglise lui refuse sa bénédiction.

 

Après avoir saccagé la demeure d’un teinturier et dévoré un rongeur cru, après avoir englouti le perroquet apprivoisé d’un commissaire et découragé le directeur d’un orphelinat en à peine deux semaines, «l’Animal» est placé en institut pour sourds-muets. A Rodez d’abord puis, sur ordre du ministre de l’Intérieur en personne, à Paris, dans «la puanteur de la civilisation». Un jeune et ambitieux médecin de 25 ans, Jean Marc Gaspard Itard, décide alors de tenter sa chance là où tous les autres ont baissé les bras. Dans les yeux du garçon, il voit «tout un monde, enfoui, refoulé, peut-être, mais irréfutable. Il (voit) de l’intelligence et de la détresse.» Commence alors un long et laborieux apprentissage, ponctué de rares succès et de lourdes déconvenues. Le médecin comprend que «l’enfant n’(est) pas sourd, pas le moins du monde, mais tous ses sens (sont) mis au diapason des bruits de la nature, si bien que ceux des hommes, aussi clairs et stridents fussent-ils, ne l’atteignaient pas.» Lorsque le jeune inconnu prononce un premier son, «Oh», Itard le baptise Victor. Mais a-t-on besoin d’un prénom pour devenir «quelqu’un» ?

 

«Il était désormais une créature emmurée, cloîtrée, esclave de la nourriture qu’ils lui concédaient.» Dans le confort auquel on le contraint, Victor grandit mais peine à trouver sa place. Car sous couvert de l’éduquer, le véritable enjeu est de l’observer, d’étudier, de concevoir des protocoles expérimentaux et de tirer des enseignements sur l’espèce humaine. «L’homme naissait-il vraiment à l’état de tabula rasa, dépourvu d’esprit et d’idées, page vierge sur laquelle la société imprimait ensuite sa marque, animal capable d’apprendre et de se parfaire ? Ou la société était-elle au contraire un instrument de corruption, comme le suggérait Rousseau, et non point le fondement de toutes choses justes et droites en ce monde ?» Victor est-il un bon sauvage ou un «incurable crétin», fatalement laissé pour mort au fond des bois à l’âge de cinq ans, égorgé par sa belle-mère ? T. C. Boyle ne répond pas, il laisse à chacun le soin de se forger une opinion, de s’indigner peut-être, et de tâter les usages de l’époque.

 

S’il imprime sa touche "américaine" à quelques comparaisons et comble les trous laissés par l’histoire et la subjectivité des témoignages, l’écrivain ressuscite l’affaire avec l’intensité de l’urgence et l’authenticité du contexte. Sans fioriture autre qu’une langue soignée et précise, il se fait le conteur d’une face sombre de l’humanité, d’un fait divers hautement symbolique. Il rappelle ainsi, au passage, qu’en des temps pas si anciens, on a voulu accoupler des prostituées avec des orangs-outans et que l’on considérait les sourds-muets comme des dégénérés, des arriérés mentaux.

 

Mais ce dont T.C. Boyle témoigne avant tout, c’est de l’incapacité de l’homme à dépasser son étroite conception du monde, à transcender son propre savoir pour appréhender sans hystérie la nouveauté. Une vérité qui semble toujours d’actualité dans le chaos contemporain.

 

Thomas Flamerion
http://www.myboox.fr

2011/05/05 14:18 - BB