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«Je n’entends pas le signal du départ et je ne sais pas où est l’arrivée» - Suisse (A l'étranger)

«Je n’entends pas le signal du départ et je ne sais pas où est l’arrivée»

Sourd et muet, il a terminé deuxième du dernier Morat-Fribourg. Le Kényan installé dans le Jura a un langage à lui. Entretien

Bertrand Monnard - le 09 octobre 2010, 22h52
Le Matin Dimanche

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Troisième du Marathon de Zurich, deuxième de Morat-Fribourg dimanche dernier, le Kényan Daniel Kiptum est en Suisse l’un des meilleurs coureurs sur route. Sourd et muet suite à une méningite contractée à l’âge de 2 ans, il ne sait ni lire ni écrire, handicaps qui rendent ses exploits encore plus remarquables.

Il est venu pour la première fois en Suisse avec son père adoptif, Geoffroy Tanui, ex-vainqueur de Morat-Fribourg. Par son intermédiaire, Daniel a rencontré Florian Wahli, un excellent coureur jurassien. Depuis 2007, Daniel Kiptum passe sept mois par année à Reconvilier (JU), chez son «grand frère».

A défaut du vrai langage des signes, Daniel Kiptum emploie un langage à lui, très imagé, que Florian Wahli a appris à comprendre. Pour la Corrida de Bulle, Kiptum mime les cornes d’un taureau, la récompense du vainqueur. Pour signifier «poulet», il agite les bras comme des ailes. Kiptum sourit tout le temps, comprend presque tout. Cette interview, rythmée d’éclats de rire, a été réalisée grâce à Florian Wahli.

Daniel, vous êtes en pleine forme en ce moment?
Oui, ça va bien, je fais ma meilleure saison.

Vous aimez vous entraîner dans cette région de Reconvilier?
Oui, c’est très vallonné, ça monte et ça descend. J’aime les montées, et là je suis servi.

A force, les gens doivent vous connaître?
Les policiers me saluent quand ils me croisent en train de m’entraîner. Le matin, je me lève, je vais courir, je me douche et, s’il n’y a plus rien dans les armoires, je vais à la Coop. J’achète toujours la même chose, des spaghettis et du pain.

Qu’aimez-vous manger?
De la polenta blanche, importée de mon pays, accompagnée de poulet. Et des spaghettis (pour les imager, il entremêle ses doigts comme on entortille les spaghettis).

Que regardez-vous à télé?
Des courses que Florian m’enregistre et la formule 1. La vitesse, j’adore ça. Commentaire de Florian Wahli: «L’autre jour, on a emmené Daniel faire du karting. Il a eu un peu de peine les trois premiers tours, mais après il s’est éclaté. C’était un rêve pour lui.»

Le fait d’être sourd est-il un gros handicap en course?
Cela ne m’empêche pas de battre des valides, à l’évidence (éclat de rire). Bien sûr, je n’entends rien, même pas le signal du départ, sauf à la Course de l’Escalade à Genève: le coup de canon est si fort que ça fait vibrer tout le sol. De toute façon, je préfère être sourd qu’aveugle, car je ne pourrais faire aucune de ces courses si je n’avais pas la vue.

Commentaire de Florian Wahli: «La seule solution avec Daniel est d’aller reconnaître le parcours avant pour qu’il se le remémore par cœur, comme on l’a fait avant Morat-Fribourg. Sinon, en course il n’a aucun repère. Faute d’entendre et de pouvoir lire, il ne sait jamais où il en est dans la course, quand il doit accélérer. En tête du Marathon de Zurich, il s’est subitement arrêté en voyant Carlo Lafranchi, le directeur de la course, pour lui demander si l’arrivée était loin. Les deux poursuivants en ont profité pour le dépasser. C’est ainsi qu’il a perdu. Mais il n’était même pas fâché.»

Daniel, que représente pour vous Florian Wahli?
C’est comme mon grand frère, il est très important pour moi. On court ensemble, il s’occupe de mes entraînements.

Vous avez été champion du monde des sourds à Izmir, en Turquie, en 2008 et champion olympique à Taipei l’an dernier. Vous êtes le meilleur du monde de votre catégorie?
Oui, mais je n’aime pas trop ces courses entre sourds, je finis avec trop d’avance, je préfère me frotter aux valides.

Vous aimez les voyages?
Oui, et je les fais seul. Geoffroy m’amène à l’aéroport au Kenya. Une hôtesse me donne un coup de main quand je dois changer d’avion. Et, quand j’arrive en Suisse, Florian m’attend toujours à l’aéroport.

Troisième d’une famille de neuf enfants, vous avez été très vite abandonné. Quel souvenir gardez-vous de votre enfance?
Mes deux parents étaient alcooliques. Quand ils se sont aperçus de mon handicap, ils m’ont laissé tomber. Ado, j’adorais courir, j’avais entendu parler et vu à la télé les exploits des frères Tanui, qui habitaient dans ma région. Je me suis souvent approché de leur maison, mais ils ne me voulaient pas. Un jour, j’ai pris mes affaires et je me suis installé de force. C’est ainsi que tout a commencé pour moi. Florian Wahli: «Officiellement, Daniel est né en 1978. Mais on n’en sait rien, lui non plus.»

Aujourd’hui, vous vous entraînez au Kenya dans un groupe d’élite dont font partie plusieurs des meilleurs marathoniens du monde, comme David Lel, vainqueur à plusieurs reprises à Londres et à New York.
Oui, on court tous les jours au milieu des plantations de thé, c’est magnifique et très motivant.

Florian Wahli: «Ils ont un parcours fétiche de 35 kilomètres, sur lequel Daniel est imbattable car il le connaît par cœur, c’est David Lel lui-même qui me l’a dit. Aujourd’hui, Daniel vaut 2h14 sur le marathon. Sans handicap, il descendrait facilement sous les 2h10. J’ai moi-même acheté une maison près de celle des Tanui, à Kapsalet, j’y vais deux fois par année. Des coureurs de très haut niveau s’entraînent partout, c’est la Mecque des longues distances. Et les gens sont très gentils.»

Vos exploits en Suisse vous permettent de gagner un peu d’argent. Qu’en faites-vous?
Je le mets de côté. Je rêve un jour de m’acheter une maison, de louer des chambres, comme d’autres dans la région, à 20-25 francs par mois.

Vous ne vous offrez jamais rien? Vous ne faites jamais de folies?
Si, récemment, je me suis acheté un vélo et je paie l’école à mes deux petites sœurs.

Fonder une famille, vous y pensez?
Bien sûr, mais plus tard. Je voudrais avoir deux enfants.

Vous passez sept mois par année en Suisse. Ne voulez-vous pas vous y installer un jour?
Ah non, pas question, la vie est trop chère chez vous (éclat de rire).

interview de Daniel Kiptum
http://www.lematin.ch

2010/10/11 11:35 - BB